Ayant effectué toute sa carrière à Lille à la fois au CHR de Lille, mais également à l’Institut Pasteur de Lille où il a fondé un service de nutrition, Jean-Michel Lecerf est l’un des experts français de la nutrition les plus renommé. Connu pour ses activités de recherche clinique et pour prises de positions sans concession, l’expert siège également dans de nombreuses sociétés savantes, comités scientifiques publics (agences nationales) et privés (industries alimentaires). Ses principaux travaux portent sur la recherche clinique du métabolisme lipidique, sujet pour lequel il a publié de nombreux travaux. On notera également qu’il est auteur de plus de 600 communications écrites, tous supports confondus et a présenté plus de 400 communications orales. A cela s’ajoute également ses communications à l’attention du grand public avec notamment son dernier ouvrage en date « La joie de manger », qui vient de paraitre aux Éditions du Cerf. Des risques de pénuries alimentaires aux choix stratégiques de l’UE en passant par les questions soulevées par le lien entre Covid et obésité, l’expert a bien voulu répondre aux questions d’European Scientist. Une interview exclusive que nous vous invitons à lire.
The European Scientist : Au regard de l’actualité internationale brulante, permettez-moi de commencer par une question un peu difficile : comment l’expert des pathologies liées à la surconsommation alimentaire voit-il les risques de pénuries qui se profilent à l’horizon ? Face aux risques non-nuls que nos sociétés soient touchées, avez-vous des recommandations ? Comment les Français pourraient-ils adapter leur alimentation quotidienne ?
Jean-Michel Lecerf : Venant de publier la joie de manger, je ne ferai jamais partie du camp de ceux qui disent qu’il nous faut une bonne guerre pour nous éduquer ! La surconsommation alimentaire c’est un terme galvaudé. C’est vrai que nous avons une production et une disponibilité alimentaires sans précédant. Je ne pense pas que l’on puisse dire que nos populations sont en surconsommation alimentaire ! Il y a du gaspillage oui, mais il n’y a pas de surconsommation alimentaire généralisée. Les gens mangent de moins en moins et sont de plus en plus attentifs, hormis les 10-15% habituels qui abusent. On est dans une situation d’abondance alimentaire. Il y a du gaspillage en amont et dans l’assiette. Le risque de pénurie aura un effet sur les plus pauvres car le coût des matières premières va augmenter. On s’interroge sur les stocks. En terme de production restons attentif toutefois à ne pas baisser trop les capacités agricoles de notre pays (voir l’interview de Léon Guéguen sur votre site). On a mis en sourdine le fantastique potentiel de notre pays pour diverses raisons. Il faudra remédier à cela dans le cadre de la crise actuelle.
On a la chance d’avoir une alimentation accessible et pas chère (les Français dépensent 14% de leurs revenus pour l’alimentation, au début du 20è siècle ils dépensaient plus de 50%) ; peut-être on va se rendre compte que cela a un coût et que c’est précieux. Les capacités sont loin d’être exploitées. On produit plus de protéines dans le monde qu’on n’en consomme. La souveraineté alimentaire devrait nous inciter à produire davantage chez nous. On a perdu notre compétitivité, à cause des réglementations environnementales et des coûts salariaux, et de ce fait on doit importer. Il faut concilier une agriculture productive et moins polluante et de nouveau exporter. Les biotechnologies végétales ont déjà montré leur efficacité, Il faut continuer d’améliorer nos connaissances à leur sujet.
TES. : Peut-on dire qu’aujourd’hui on a une industrie agro-alimentaire qui fait suffisamment d’effort si on regarde les enjeux en terme de santé publique ?
JML : Absolument. 95% d’industriels s’efforcent d’avoir des produits qualitatifs. On peut toujours améliorer. Mais il me parait difficile de vendre des bonbons sans sucre ou des frites sans gras. La plupart cherchent à avoir des produits sont sûrs et sains, même si parfois des accidents arrivent. Il y a des obligations sur le plan sanitaire et micro-biologique en France qui ne sont pas forcément valables à l’étranger. La plupart ont des services et des ingénieurs qui cherchent à réduire le sel, le gras, les additifs… Mais tout n’est pas possible. On ne peut vendre pas des fromages sans gras, ça n’a pas de goût. Il faut que les produits soient au mieux de leur forme naturelle. On imagine mal des rillettes ou du saucisson sans gras. Ce ne sont pas des produits toxiques, il ne faut pas en manger des quantités astronomiques. Il y a des gens qui mangent mal, mais aucun aliment ne peut être accusé de tous les maux. Or, malgré leurs nombreux efforts, les industriels sont accusés en permanence. Il faut encore qu’ils améliorent leur produit et leur communication marketing. La responsabilité des industriels dans les problèmes de santé publique est largement partagée avec les aspects socioéconomique, comportementaux, psychologiques, environnementaux multiples qui sont à l’origine des problèmes de santé publique. Le problème se trouve dans les 20% de la population qui n’ont pas les moyens d’acheter des produits de bonne qualité parce qu’ils sont trop chers. C’est un problème socio-économique, pas un problème agro-alimentaire. L’industrie vend ce que les consommateurs ont les moyens d’acheter. Cela ne fait aucun doute qu’ils font des efforts.
TES. : On a vu pendant la pandémie de Covid que l’obésité était l’une des principales co-morbidités. Avez-vous une explication à ce sujet ? Pensez-vous que les autorités de santé aient pris la mesure du problème ?
JML : Il faut être prudent sur ce sujet. L’obésité et le diabète, on l’a vu étaient bien associés à un plus grand risque. Mais il y a une contrepartie : on a montré un peu ces gens du doigt. Personne ne choisit de devenir obèse. Il y a eu une prise de conscience positive de la part des responsables de santé publique y compris des populations ; essayons alors d’appuyer sur la prévention, car c’est utile. Certains, par contre, veulent stigmatiser les « gros qui encombrent les hôpitaux », je trouve cela inadmissible.
Je voudrais ensuite ajouter un bémol : on a identifié dans la littérature que certains modes alimentaires étaient associés à une probable diminution du risque Covid. La nutrition joue sur le microbiote, les défenses, l’immunité et sur l’inflammation aussi. On a beaucoup communiqué sur les gestes barrières, mais on n’a peut communiqué sur la vitamine D, les Omega 3, les probiotiques, les polyphénols … C’est regrettable.
TES. : Le chirurgien Patrick Pessaux et Anne-Sophie Joly la présidente du Collectif national des associations d’obèses ont récemment publié une tribune dans le Monde pour faire de l’obésité une cause du prochain quinquennat ainsi qu’un axe stratégique de l’UE. Que pensez-vous de cette initiative ?
JML : Je connais très bien Anne-Sophie Joly, on a participé à un ouvrage et plusieurs colloques ensemble. En faire une cause nationale, pourquoi pas. En faire une cause importante ? Oui surement. J’ai cependant une petite réserve : faut-il toujours effrayer, dramatiser : en France 95 % des enfants ne sont pas obèses. 15% sont en surpoids ou obèses. Il y a quelques éléments d’inquiétude. Mais l’obésité n’est pas une maladie nutritionnelle. La nutrition joue un rôle, mais le problème est multi-factoriel. Il y a une chape dont je parle dans mon livre la joie de manger… il ne faut pas aller toujours dans ce discours culpabilisateur.
TES. : Les consommateurs ont-ils toutes les informations nécessaire pour lutter contre le fléaux de l’obésité ? Que faire de plus pour sensibiliser encore davantage l’opinion ?
JML : En 2019 j’ai publié aux éditions QUAE de l’INRAE « Le surpoids, c’est dans la tête ou dans l’assiette ? » Et j’ai coordonné un ouvrage scientifique énorme de 800 pages avec 200 auteurs, sur l’obésité pour démontrer que c’est une maladie d’une complexité telle qu’on ne peut pas identifier un seul facteur : il y a des facteurs génétiques, psychologiques, environnementaux, nutritionnels, liés au mode de vie (stress, sédentarité)…. On peut agir sur l’alimentation et l’activité physique…éviter de se lancer dans les régimes « toxiques », ne pas faire croire qu’il y a des aliments qui font grossir, c’est un ensemble… Normalement on ne devrait pas grossir. Mais il y a beaucoup de perturbateurs que l’on commence à identifier : la suppression des repas, la déstructurations des repas, le stress, le manque de sommeil, les écrans, la sédentarité … Etre conscient de cela et aider les gens à retrouver un comportement alimentaire apaisé et naturel. Manger varié c’est un message qui n’est pas souvent dit.
TES. : Dans une étude récente, vous avez affirmé que le Nutri-Score n’était pas vraiment adapté aux fromages. Pouvez-vous développer ?
JML : Le Nutri-Score a quelques qualités mais il a quelques défauts.
Premier défaut il ne tient pas compte de l’effet matrice (1). Les nutriments n’ont pas les mêmes effets selon qu’ils sont présents isolément dans un aliment ou dans un autre. C’est le cas des acides gras saturés. Les acides gras saturés des produits laitiers ne sont pas associés à un risque cardio-vasculaire et un risque cardio-métabolique accru et sur ça le Nutri-Score fait l’impasse. C’est dommage.
Le Nutri-Score a le tort de donner des références pour 100 grammes, je n’ai jamais vu quelqu’un manger 100 grammes de Roquefort. C’est 20 grammes la petite portion. C’est un inconvénient.
Le Nutri-Score ne tient pas compte des protéines animales – qui ne sont pas considérées comme positives – s’il n’y a pas un quota de fruits et légumes dans l’aliment considéré. Les protéines ne sont pas inclues d’un point de vue positif. De ce fait-là, le calcium n’est pas valorisé.
Les auteurs de l’algorithme, disent que c’est corrélé aux protéines. Ce n’est pas toujours le cas, ça dépend des types de fromages et comme les protéines ne sont pas valorisées, le Nutri-Score, malheureusement classe la plupart des fromages en D ou en E. Ce qui est un élément décourageant et un signal négatif.
Le Nutri-Score dévalorise certains aliments du fait de cette analyse partiale et partielle. Et en particulier les fromages qui sont naturellement gras et salés et qui par ailleurs ont des bénéfices. A mon avis le Nutri-Score est dépassé. En plus de ne pas prendre en considération l’effet matrice, il ne tient pas compte des ultra-transformés (2) et donc on voit des industriels qui aménagent leur composition… Ils aménagent leurs compositions pour rentrer dans une lettre plus favorable, pour cela ils manipulent leur composition.
Il faudrait plusieurs améliorations du Nutri-Score : premièrement s’adapter aux connaissances scientifiques : l’effet matrice et les acides gras saturés, deuxièmement, accepter les exceptions, troisièmement inscrire sur chaque étiquetage l’importance de la variété alimentaire. Expliquer aux gens que ce n’est pas parce que la couleur est rouge que c’est un mauvais aliment. Dire également que le seul intérêt du Nutri-Score résidait dans sa capacité à comparer des aliments de même catégories. Par exemple comparer deux gâteaux c’est bien, mais comparer des poireaux et du saucisson ça n’a aucun sens. On pourrait par exemple faire évoluer l’algorithme en introduisant la notion d’ultra-transformé même si cela risque encore de tout complexifier. Il serait bien d’inclure également de nouveaux nutriments positifs tels que les omega 3, les polyphénols, le calcium, le fer… et pourquoi ne donnerait-on pas le Nutri-Score d’une recette sur certains aliments ? Par exemple : manger des saucisses seules ce n’est pas équilibré, mais des saucisses lentilles, c’est déjà mieux. Il faut se rapprocher de la réalité scientifique et de la réalité culinaire concrète. Il y a beaucoup de choses à améliorer, mais il y a une sorte de blocage de type idéologique.
Pour résumer le Nutri-Score si vous voulez c’est un concept nutritionnel des années 80… on est en 2022. Les aliments c’est beaucoup plus complexe qu’une somme d’aliments choisis. C’est une approche réductrice.
TES. : Comme vous le savez peut-être dans le cadre du plan F2F, l’UE s’interroge actuellement sur le système d’étiquetage alimentaire qu’elle voudrait mettre en place : auriez-vous des recommandations à soumettre aux experts qui travaillent sur ces sujets ?
JML : Informer les consommateurs c’est bien, trouver un système simple ce n’est pas facile. Le Nutri-Score a l’avantage d’être facilement compréhensible, mais par contre, il n’est pas toujours bien utilisé. Les gens disent A c’est bien, Vert c’est bien, E c’est mauvais. Ca donne l’impression qu’il y a des mauvais aliments et de bons aliments et ça culpabiliserait les gens qui achèteraient les mauvais aliments. Il faudrait revoir entièrement la copie. D’autant plus que l’impact est extrêmement faible. On a mis en place des magasins d’expérimentation pour faire des études. Incontestablement l’algorithme est compréhensible du public, on a observé qu’il y avait une toute petite différence par rapport aux choix d’achat ; mais par contre il n’y a aucune étude qui démontre un impact sur l’alimentation elle-même et sur la santé. En conséquence de quoi, il ne faut pas que les politiques pensent que le Nutri-Score c’est le salut public. C’est loin d’être le déterminent unique d’une alimentation adaptée. S’il est maintenu, il faut absolument compléter avec des messages sur la variété alimentaire, et aussi sur les recettes et sur les quantités. Concernant les autres systèmes, il y avait le système italien, le battery score, qui est un peu plus technique.
Le problème du Nutri-Score ce n’est pas qu’il nous fournit une information, mais qu’il nous fournit l’interprétation d’une Information. L’information c’est de dire s’il y a du gras ou des calories. L’interprétation c’est de dire que c’est rouge. Il faut apprendre à manger les aliments rouge, c’est ce que je dis dans mon livre la Joie de manger avec parcimonie, avec plaisir, avec modération. Il faut apprendre que tous les aliments ont leur place, aucun n’est toxique, et la variété est la clé.
TES. : Quelles autres solutions proposeriez-vous à l’UE en terme de politique publique pour lutter contre l’obésité ?
JML : La politique aura tendance à chercher des remèdes simples aux problèmes complexes (par exemple le Nutri-Score) tout repose sur des raccourcis simplificateurs. On s’intéresse à l’aliment dans l’assiette plutôt qu’au déterminant plus profond et plus complexe. Hélas parfois on ne fait que cumuler les fausses bonne idées comme je le montre dans mon livre « Le surpoids, c’est dans la tête ou dans l’assiette ? » (P.120-121)
(1) https://academic.oup.com/ajcn/article/105/5/1033/4569873?login=false
(2) https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S195725571830107X
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