Le système économique mondial traverse une crise profonde, faite de paradoxes et de contradictions inédites : les sciences données (mathématiques appliquées au traitement des données massives ou Big Data) progressent considérablement et pourtant la prédictibilité scientifique semble de plus en plus incertaine lorsqu’il s’agit d’anticiper les phénomènes épidémiologiques (pandémie) ou climatiques (dérèglement du climat). La bourse reste victime de mouvements erratiques et personne aujourd’hui n’est capable d’en comprendre les raisons profondes (algorithmiques) à l’heure du nanotrading.
Toutes les entreprises plébiscitent le développement durable, l’économie circulaire, communiquent sur leur politique de RSE mais aucune n’est réellement engagée dans la lutte contre le dérèglement climatique et la pollution planétaire. La valorisation des « GAFAMI » (1), et autres « NATU » (2) atteint des sommets mais leur rentabilité est encore incertaine et les pertes d’exploitation sont parfois abyssales. Or ces géants numériques aux pieds de verre sont les fers de lance de l’économie numérique, alors que les entreprises industrielles classiques font figure elles de « tigres de papier à côté » (3). Le capitalisme industriel et financier a fait place au « capitalisme cognitif » (4) en quelques décennies…
Le capitalisme cognitif cristallise en effet toutes les contradictions et tous les paradoxes en semant le doute sur l’avenir économique et politique de l’Europe. Les esprits chagrins s’échauffent, les patiences s’érodent, les pressions montent, les positions se radicalisent. Selon son camp, la responsabilité est rejetée sur les politiques, les experts, les robots ou la Chine. Infobésité, fake news, bulles cognitives, biais algorithmiques, le monde matérialise progressivement les scénarios de Terminator, Soleil Vert ou encore Black Mirror. Les démagogies, les technologismes solutionnistes, les paradis artificiels numériques prospèrent. Nous sombrons dans un nouvel épisode d’idiotie collective qui, on ne le sait que trop, a abouti dans le passé aux pires barbaries à visage humain.
Pourtant notre intelligence collective est encore capable de sursauts citoyens avec « Je suis Charlie », altruistes avec la crise sanitaire ou responsables avec les nouveaux modes de consommation.
La controverse de l’héliocentrisme s’est résolue avec le principe d’autonomie de la science. La controverse entre rationalisme et empirisme (logique contre observation) s’est résolue avec la démarche scientifique moderne. L’histoire a aussi montré sa capacité de dépassement des anciens systèmes de pensée. La controverse de la primauté de l’Église ou de l’Etat s’est résolue par l’humanisme. Lorsque ces anciennes oppositions sont tombées, l’intelligence collective a permis de résoudre de grands problèmes comme la misère, l’esclavage, la torture ou la surmortalité infantile.
Alors comment aujourd’hui débloquer nos oppositions contemporaines ?
La réponse a été donnée par les encyclopédistes du XVIIIème siècle et la philosophie des Lumières en Europe. Les Lumières ont engendrées les « révolutions de l’esprit humain » (5) elles-mêmes causées par une avancée significative des outils du savoir, des connaissances scientifiques, des techniques et de l’esprit du libéralisme, du rejet des fanatismes et de l’obscurantisme : le langage, l’écriture, la bibliothèque, l’imprimerie, les sciences, l’éthique, l’encyclopédie.
Le savoir et les connaissances scientifiques n’ont cessé de progresser avec l’avènement d’internet : on assiste à une démocratisation du savoir et l’accès aux connaissances est facilité par les outils numériques et la profusion de publications en tout genre sur le web. Cette numérisation galopante, omniprésente dite « pervasive » parait sans limite et explique la prolifération de données laissées sur le web par désormais 4,5 milliards d’internautes en 2020 (6).
La croissance exponentielle des capteurs intelligents (« smart sensors et smart devices ») l’explosion du mobile et de ses applications, des médias et des réseaux sociaux (« user generated content »), la tendance à « l’autométrisation » (« quantified- self »), ont contribué́ à former la « datafication » du monde, ainsi que la « plateformisation » de l’économie et ses conséquences sur le monde du travail (« automatisation », « freelancisation », « microtasking», « digital labor ») (7).
Datafication et algorithmisation résultent d’un changement de paradigme lié à l’exploitation des mégadonnées : le déluge informationnel fait l’objet de traitement par des algorithmes de collecte, de catégorisation, d’analyse, de visualisation des données massives et multi-structurées (mégadonnées ou Big Data) (8).
Cependant, les autoroutes de l’information ont généré leur corollaire dévastateur : un déluge d’informations, l’infobésité, emplie de fausses théories, parfois trompeuses et d’hypothèses contre-scientifiques, qui nourrissent les contenus conspirationnistes les plus farfelues. Les réseaux sociaux accélèrent cette avalanche de contres vérités, basées sur des données fictives, où sévissent ce que l’on appelle aussi les « bulles de filtre » (9) qui vont jusqu’à influencer le vote des électeurs basés sur des fausses rumeurs et des données erronées.
L’intelligence scientifique semble dépassée par ce tsunami d’informations et données infinies. Au final, comme chaque point de vue prétend être une expertise, l’encyclopédisme perd son caractère universel pour devenir fractal, ce qui détruit l’intelligence collective. La polymathie rendue possible désormais et souhaitable, semble néanmoins encore plus difficile à atteindre à l’ère de « l’information overload » (« surcharge informationnelle ») et de l’intelligence artificielle.
L’encyclopédiste d’Alembert (10) avait anticipé cette éventualité et son disciple Nicolas de Condorcet (11) proposait d’avancer via une nouvelle méthode pour y remédier : assortir les éléments du savoir à un degré de probabilité. C’est l’objet des « marchés prédictifs », inventés en 1868 pour agréger de façon optimale une information utile dispersée parmi des individus et mesurer la probabilité d’une proposition. Les utilisateurs parient sur un évènement futur, par exemple l’issue des élections présidentielles ou le résultat d’un match sportif.
Ce principe est appliqué à Internet depuis 2015 par les plateformes Augur, Gnosis et Cindicator, qui mettent en œuvre des crypto-monnaies pour faciliter les paris et des architectures décentralisées pour l’étendre au maximum les propositions réputées fiables et sécurisées.
Ces marchés prédictifs ont bien entendu un périmètre d’application limité, mais ils prouvent la faisabilité d’un Internet et des outils numériques propices au savoir, favorisant validité des hypothèses, la rationalité, la connaissance véritable et décourageant ainsi la désinformation, la propagande mensongère, la manipulation.
Lorsqu’à la suite du Libra de Facebook, les GAFAMI utiliseront les crypto-monnaies et diffuseront massivement les applications décentralisées, comme ils l’avaient déjà opéré avec l’open source, la composante publicitaire de leur modèle deviendra marginale. Ils deviendront malgré eux les puissants moteurs de ce glissement, qui favorisera l’objectif de Condorcet.
L’émergence d’une économie décentralisée va dans le même sens. Everipedia, l’équivalent d’un Wikipedia tokenisé, ou Steem, media social décentralisé, rémunèrent les contributeurs en fonction de la qualité de leurs savoirs. De manière générale, la finance et l’économie décentralisées étant fondées sur l’architecture et les principes fondateurs de la blockchain, ont pour principe la distribution de la confiance.
Nous pensons qu’une finance et une économie décentralisées avec distribution de la confiance, affaibliront une économie de l’audience, au bénéfice d’une économie de la connaissance et d’un projet de société cognitive à l’ère numérique.
Contrairement à la tendance actuelle, on peut à nouveau espérer retrouver sur Internet la vertu de l’universalisme de la pensée, une nouvelle intelligence collective pour provoquer une nouvelle révolution de l’esprit humain, une réinvention du système économique pour traiter enfin les grands problèmes de l’humanité. Un capitalisme cognitif qui entrainera l’établissement d’une société de la connaissance, une société apprenante et cognitive. Et peut-être même une ère pour les « Lumières Numériques » en Europe.
Notes
(1) Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, IBM.
(2) Netflix, AirBnB, Tesla, Uber
(3) Bruno Teboul, Ubérisation = Economie déchirée ? Kawa, Mars 2015
(4) Yann Moulier Boutang, « Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation », 2007, Paris : Éditions Amsterdam.
(5) E. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? en français, Larousse, novembre 2013.
(6) E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris, Agora, 1966.
(7) M. Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ? la Philothèque, Bréal, 2004.
(8) Digital Report 2020, WeAreSocial & HootSuite : https://wearesocial.com/fr/blog/2020/01/digital-report-2020
(9) Bruno Teboul, Robotariat, Critique de l’automatisation de la société, Kawa, 2017.
(10) Ibidem.
(11) Eli Pariser, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, Penguin press, New York, mai 2011.
(12) « Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » Éditée sous la direction de Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert.
(13) Nicolas de Condorcet, Mémoire sur le calcul des probabilités, in Mémoires de l’Académie royale des sciences, édition en 5 volumes, 1781-1784.
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