De façon paradoxale, la baisse de consommation liée à la crise sanitaire, et les prix historiquement bas du pétrole doivent nous faire comprendre la fragilité de notre système électrique. Car le rôle qui lui incombe est appelé à croitre alors que les politiques qui l’encadrent en compromettent le modèle économique.
Le nouveau choc pétrolier : quand les prix bas précipitent la pénurie
La paralysie des économies mondiales, liée à la pandémie du covid-19, a entraîné un effondrement sans précédent du cours du pétrole qui est passé sous les 22 dollars le 30 mars, connaissant même localement l’apparition de cours négatifs, les acheteurs ne sachant qu’en faire une fois les capacités de stockage remplies. C’est ce qui s’est passé pour le WTI américain, qui, dans la seconde quinzaine d’avril, a atteint moins 37 dollars En ruinant certains acteurs de la production, cet effondrement aura un effet négatif sur l’équilibre offre/demande.
En effet : L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) considère que cette demande de pétrole pourrait ne plus être satisfaite dès l’horizon 2025 si de lourds investissements ne permettent pas d’exploiter de nouveaux gisements, notamment de pétrole de schiste. Ce que ne permettent déjà pas les investissements actuellement validés. Or la plupart de ces nouveaux investissements déploraient déjà une absence totale de rentabilité en raison du faible cours lié notamment à la politique agressive de la Russie sur les prix du brut.
La crise sanitaire actuelle représente un coup de grâce de nature à précipiter des faillites, compromettant ainsi l’essor des nouveaux gisements qui sont indispensables à l’approvisionnement mondial à court terme.
Le stress du système électrique : Le virus de l’intermittence
Le 22 mars, Fatih Birol, Directeur exécutif de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), publiait un avertissement [1] sur la vulnérabilité du système électrique. Il soulignait la nécessité de disposer à tout moment de moyens de production pilotables suffisants, tels que le nucléaire ou le gaz. Et, les mêmes causes entraînant les mêmes effets, attirait l’attention sur les effets délétères de la concurrence des énergies intermittentes qui captent le marché en le tirant vers le bas, mais sont susceptibles de s’arrêter au moment où on en aurait le plus besoin.
La baisse de consommation d’énergie d’environ 15%, liée au covid-19, s’est en effet accompagnée à plusieurs reprises de prix négatifs lors des creux de la consommation, notamment dominicale, qui se sont accompagnés de très forte production éolienne. A charge pour les centrales nucléaires d’assurer l’alimentation des secteurs vitaux tels que les hôpitaux, même sans vent, et même la nuit lorsque le photovoltaïque est à l’arrêt.
Fatih Birol a rappelé le caractère vital de l’électricité, pour les communications, le télétravail, le contrôle numérique de la plupart des secteurs, notant que les risques des blackout étaient supérieurs lors des périodes de faible demande telle que celle d’aujourd’hui, en raison d’une part relativement plus importante d’énergies intermittentes imposée par leur priorité sur le réseau, et de la réduction de la consommation industrielle qui participe d’ordinaire à la flexibilité du système. Il rappelle également que les surplus de production des énergies intermittentes ne permettent pas les conditions de marché propices au concours des indispensables énergies pilotables.
L’énergie en questions : état des lieux
Avec 67,1 Mtep, le pétrole a représenté 43,5% de la consommation totale d’énergie finale française en 2018 [2] Pour mémoire, par distinction avec l’énergie primaire, l’énergie finale est l’énergie utilisée par le consommateur après les pertes liées à son transport et sa transformation.
La tonne équivalent pétrole (tep) permet de comparer les différentes sources d’énergie : 1tep = 11,6MWh.
L’électricité a représenté 24,2% et le gaz 23%.
Avec moins de 3%, la part du charbon reste anecdotique.
Les raisons historiques du nucléaire
La France n’a pas de pétrole, elle dût avoir des idées
Après les années de pétrole facile, notamment en provenance d’Algérie, les premiers chocs pétroliers et l’absence de ressources fossiles dans son sous-sol ont amené la France à développer son parc nucléaire, en incitant la consommation domestique d’électricité, notamment pour le chauffage.
Le coût du MWh nucléaire n’est pas tributaire des tensions géostratégiques ni des fluctuations du coût des matières premières car le prix de l’uranium est insignifiant sur son prix de revient (entre 1,5 et 5€/MWh), ce minerai est facile à stocker et un siècle de réserve [3] est disponible dans de nombreuses parties du monde. Enfin le nucléaire de 4ème génération décuple cette perspective.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Commission européenne tient le nucléaire pour un facteur favorisant l’indépendance énergétique.
La chaleur : La part du lion
Selon l’analyse de Sia Partners (2016), sur les 150 Mtep consommés chaque année, la moitié l’est sous forme de chaleur. Plus de 40% de celle-ci est obtenue avec du gaz et 23% avec du pétrole. Pratiquement les 2/3 (63%) en sont consommés dans le secteur résidentiel/tertiaire. Il convient de remarquer qu’une grande quantité de chaleur est perdue par les centrales lors de la transformation d’énergie primaire en électricité. La cogénération consiste à alimenter parallèlement un réseau de chaleur et améliorer ainsi le rendement des centrales. La cogénération nucléaire est techniquement possible et notamment pratiquée dans de nombreux pays, d’Europe de l’Est et du Nord. Les experts de l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (Ancre) la préconisent dans leurs scénarios.
En effet, les 2/3 de l’énergie primaire nécessaire à la production de notre électricité nucléaire sont ainsi stérilement relâchés dans l’environnement sous forme de chaleur, alors que la cogénération nucléaire est susceptible de porter à 80% le rendement des réacteurs, au lieu des 33% actuels.
Prospective : la fin du fossile
Selon les chiffres de BP statistics 2018, le tiers de la consommation mondiale d’énergie primaire est assurée par le pétrole, devant le charbon (27%) et le gaz (24%). A elles 3, ces énergies fossiles représentent presque 85% de la consommation mondiale d’énergie. Et c’est la part du gaz qui augmente le plus rapidement, avec 5,3% de plus en 2018 qu’en 2017. Avec presque 7%, l’hydroélectricité est la principale énergie renouvelable devant la somme de toutes les autres. Par delà même les impératifs climatiques, l’imminence du pic pétrolier impose d’anticiper sa raréfaction.
L’Allemagne mise sur le gaz et prévoit d’en être la plate forme européenne à horizon 2035 grâce aux gazoducs Nord Stream 1 et 2 destinés à relier directement la Russie à la ville allemande de Greifswald, pour alimenter la filiale allemande Gazprom Germania. Celle-ci fournira ses clients européens et asiatiques.
L’internationalisation du conflit libyen sur fond de gisement gazier à Chypre doit rappeler, si besoin est, que la carte du gaz n’est pas un atout compatible avec notre souveraineté.
Fermer Fessenheim : un gâchis industriel à haute valeur symbolique
L’autorité de sûreté nucléaire (ASN), chargée d’évaluer les conditions d’exploitation de chaque réacteur, concluait en 2018 : « L’ASN considère que les performances en matière de sûreté nucléaire du site de Fessenheim, dans la continuité des années précédentes, se distinguent de manière favorable par rapport à la moyenne du parc ».
D’autre part, les licences d’exploitation des réacteurs américains sont explicitement délivrées pour 40 ans, pour des raisons économiques antitrust et non de vétusté. Au 1er septembre 2019, 89 des 97 licences américaines étaient renouvelées pour 20 ans supplémentaires. A l’heure actuelle, 4 réacteurs ont déjà obtenu la prolongation supplémentaire leur permettant 80 ans d’exploitation [4].
La fermeture de Fessenheim, en 2 temps cette année, exécute une promesse de caractère électoral, sans justification économique, sécuritaire, ni même environnementale, puisque l’énergie nucléaire française est celle qui émet le moins de CO2 de toutes, énergies renouvelables comprises.
La difficile justification d’une promesse : le panier percé de l’intermittence
Il est avancé qu’avec 70% de la production d’électricité la part du nucléaire serait excessive pour notre sécurité d’approvisionnement, au prétexte sécuritaire de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Cet argument ne saurait davantage convaincre. Car non seulement l’absence de la moindre production garantie interdit aux filières intermittentes de sécuriser quoi que ce soit, mais, pire, leurs surplus indésirables font dépendre les cours du MWh des caprices du vent, en tirant le marché jusque des prix négatifs, qui privent ainsi de visibilité les investisseurs dans toute production électrique non subventionnée, tout en ouvrant un immense terrain de jeu pour les traders en énergie.
Et ceux là même qui justifient les fermetures de réacteurs au prétexte qu’on ne doit pas mettre tous ses œufs dans le même panier, ne craignent pas de préconiser le projet chimérique de 100% d’énergies renouvelables.
Malgré un doublon intégral d’énergies intermittentes éolien/solaire, notre « modèle » allemand n’est toujours pas parvenu à réduire son parc pilotable, remplaçant un peu de nucléaire et de charbon par des centrales à gaz et biomasse. Car l’Allemagne ne veut pas dépendre des aléas des importations et redoute les « Dunkelflaute », ou périodes prolongées sans soleil ni vent, au cours desquelles on ne peut compter que sur les centrales pilotables.
Demain : rendez vous en terre inconnue
Le nécessaire sevrage du pétrole et l’essor des technologies de rupture, notamment numériques, conféreront à l’électricité une part prépondérante dans la société de demain.
Cette part stratégique dépendra de l’adéquation en temps réel de la production avec la consommation, sous peine d’effondrement.
En misant sur la mutualisation des problèmes à travers des interconnexions toujours plus lointaines pour tenter de pallier l’intermittence toujours croissante d’une production qu’on ne sait toujours pas stocker, le système électrique s’aventure vers des terres inconnues dont rien ne permet de supposer qu’elles existent.
Les aléas du climat renforceront encore cette incertitude par leurs conséquences à la fois sur nos besoins et sur la production des énergies qui en dépendront.
La crise sanitaire que nous traversons doit rappeler la nécessité de disposer de ce qui est indispensable au plus près de nos frontières. C’est le chemin inverse qu’entraîne l’augmentation de l’intermittence en impliquant des interconnexions de plus en plus lointaines vers des territoires de moins en moins stables.
Le concept même d’énergies « renouvelables » qui sous-tend ce nouveau dogme, est d’ailleurs un fourre-tout disparate, anachronique et trompeur, qui entretient sous le même vocable la confusion entre le pire et le meilleur [5].
Et c’est avant tout en interdisant tout modèle économique pérenne au secteur de la production d’électricité non subventionnée que notre politique de soutien à ce dogme nous promet des lendemains qui déchantent.
1 “The coronavirus crisis reminds us that electricity is more indispensable than ever”
2 Commissariat général au Développement durable bilan énergétique 2018
3 Société française d’énergie nucléaire : L’uranium dans le monde
4 US-NRC Status of subsequent licences renewal applications
5 « Science sans conscience … comment l’incohérence d’un concept mène un continent au chaos »